C’est en accompagnant un ami qui souhaitait traduire son livre de turc en français que j’ai fait la connaissance de Güzin Dino, en 2005. Une référence dans le domaine de la traduction, car c’est grâce à elle que de nombreux classiques de la littérature turque, notamment Yaşar Kemal, Nazım Hikmet et Yunus Emre, ont été traduits en français.
Petite fille de l’écrivain et poète Kemalpaşazade Lastik Sait Bey (1848-1921), cette ancienne du lycée Notre Dame de Sion a grandit à Istanbul dans une famille francophone. Après des études de philologie française à l’Université d’Istanbul, elle deviendra assistante du professeur Eric Auerbach, spécialiste en philologie romane. Elle s’installera en 1954 à Paris où elle mènera une recherche au CNRC intitulée « L’influence du Français dans la construction des phrases au XIXème siècle dans l’Empire Ottoman ». En 1968, elle finira son doctorat sur « la naissance du roman turc » et publiera en 1973 son œuvre majeure « La genèse du roman turc au XIXe siècle ». Elle enseignera jusqu’en 1975 la langue et la littérature turque à l’Institut national des Langues et Civilisations orientales (INALCO) et y créera le laboratoire de la langue turque. Et de 1975 à 1990, elle dirigera à RFI les émissions en langue turque.
Voilà ce que je savais d’elle lorsque j’ai fait sa connaissance. Mais j’ai pu mieux la connaître durant huit années en allant la voir régulièrement dans son appartement rue de l’Eure, dans le 14ème arrondissement de Paris. Elle me donnait toujours rendez-vous dans l’après-midi à l’heure du thé. En été, elle insistait pour que je partage avec un elle un dîner improvisé. J’arrivais toujours avec un bouquet de fleurs (elle les aimait tellement), elle m’ouvrait la porte et en me voyant un magnifique sourire apparaissait sur son visage, elle s’écartait et avec un geste de bras elle m’invitait à entrer dans son monde. Un appartement à première vue modeste, décoré essentiellement avec les tableaux d’Abidin Dino, l’un des plus grands peintres turcs, son époux. Ce n’était pas un appartement triste et poussiéreux, bien au contraire, il rayonnait de vie grâce à une production et des échanges littéraires. Elle gardait le contact avec des jeunes chercheurs et suivait ses anciens élèves. Un lieu de vie chargé de souvenirs qu’elle n’a jamais voulu quitter. Jamais de désordre, sur son bureau il y avait juste quelques livres, ses journaux préférés (Cumhuriyet et Le Monde), des revues et Aujourd’hui la Turquie qu’elle appréciait et en demandait plusieurs exemplaires pour les distribuer à ceux qui venaient la voir. Des visites, elle en avait tout le temps. Elle était régulièrement sollicitée pour diverses contributions à des travaux et événements littéraires. Ces dernières années, elle se disait fatiguée, mais ne refusait jamais les propositions qui contribueraient à la littérature turque et la sauvegarde de la mémoire d’Abidin Dino. Ce dernier avait changé sa vie définitivement. « La sœur d’Abidin était notre voisine et échangeait souvent ses magazines avec ma mère. Un jour, je ramenais encore un magazine et c’est Abidin qui m’a ouvert la porte. Tout a commencé là, et il n’est plus jamais sorti de ma vie ». Elle le suivra à Adana où il a été exilé par le gouvernement, et l’épousera contre la volonté de son père. Elle n’aura désormais qu’une priorité : Abidin. Elle quittera son poste de maître de conférences pour le suivre en France, veillera sur lui et sa santé fragile jusqu’à son décès en 1993. Néanmoins, elle n’a pas cessé, tout au long de sa vie, de contribuer à la littérature turque et de la faire connaître en France grâce notamment à ses recherches, ses livres et ses traductions. Mais malgré cette brillante carrière, elle avait décidé de rester Güzin, la femme d’Abidin Dino. Après quelques années passées dans le sud de la France, ils s’installeront dans le quartier de St. Michel à Paris. Des années fastes où ils vont côtoyer tous les artistes et intellectuels français et turcs, à l’instar du couple Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Et, enfin, ils habiteront un duplex avec atelier dans le 14ème. « Nous avons eu une vie bien remplie mais toujours difficile, une vie d’exil » disait-elle.
Avez-vous aimé un autre homme ? Sa réponse était catégorique : « non ». Quant à lui, « C’était un homme charmant, les femmes l’adoraient. A-t-il aimé une autre, je ne sais pas, peut-être, mais je n’ai jamais envisagé ma vie sans lui ».
Le 31 mai 2013, Güzin Dino a fermé ses yeux définitivement, à l’âge de 103 ans.
Je ne ferai plus le trajet pour aller la retrouver dans son appartement et l’écouter racontant sa vie ou lisant les poèmes de Nazim Hikmet.
Je finirai cet article en citant Yann de Lansalut, l’actuel proviseur du lycée Notre Dame de Sion, où Güzin Dino avait été élève : « C’est une belle page de la culture turque qui s’envole ».
Mireille Sadège
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