Ecrire en Palestine
Malédiction
Nouvelle
Un silence lugubre - mélange de stupeur et d’accablement - pesait sur l’assemblée, quand dans le voisinage un mouton entama un long bêlement paresseux, pareil à un bâillement. Quelque chose faisait que son bêlement s’élevait et s’amplifiait, sans pour autant changer de ton. Son cri était plus fort que le son de nos voix et il avait le choix de bêler ou de s’arrêter de bêler, tandis que nous, nous ne savions pas quoi dire, et pour peu que nous trouvions quelque chose, nous avions immédiatement des doutes sur la valeur et la signification de nos propos, de sorte que nous ne disions rien, ou qu’ayant commencé à parler, nous renoncions à aller jusqu’au bout.
C’était un rescapé, un des rares moutons du coin à ne pas avoir été égorgé au matin de la fête du sacrifice, jour de notre réunion. Emporté par les vagabondages de mon imagination, je me pris à penser que cet animal domestiqué et servile était peut-être simplement en train de protester parce que, contrairement aux autres moutons, il était resté en vie. Quelque instinct l’aiguillonnait - l’instinct du sacrifice, qui sait ? - et le faisait sortir de ses gonds. Gras et replet, le mouton trahissait l’aisance de ses propriétaires. Il devait par ailleurs être assez âgé : on devinait à son embonpoint, ses oreilles tombantes et son regard éteint que ses sabots avaient longtemps foulé l’herbe des pâturages et qu’il avait déjà nourri des hommes grâce à la chair de ses petits et au lait de celle qui leur donnait la mamelle. Quant à nous, à peine nous avisions-nous d’ouvrir une brèche dans le silence - de fer - qui régnait qu’un bêlement prolongé venait couvrir nos quelques mots, nos bribes de commentaires, si bien que non seulement nos propos perdaient tout sens et toute raison d’être, mais qu’en plus on ne les entendait pas.
N’y a-t-il donc personne pour l’éloigner de là ? s’étrangle la voix rauque du vieil homme. On dirait qu’il parle tout seul, comme si des souvenirs lui revenaient en mémoire ou qu’il rêvait les yeux ouverts. Puis il bredouille des mots empreints de douleurs, de regret et de résignation. Personne dans l’assistance - et il y a là de jeunes gens qui d’habitude se lèvent pour servir les vieux de la famille - , personne n’a pris ses propos à la lettre. Il parle comme ça, et puis c’est un jour de fête (en effet), il est normal qu’il y ait un mouton dans les parages… et il est normal qu’il bêle comme bon lui semble puisqu’il n’a pas encore été égorgé. L’homme n’en veut certainement pas à ses fils et aux fils de ses proches d’avoir la tête ailleurs. Ils sont comme lui sous le choc, désemparés. Ils montent, descendent, entrent pour ressortir, s’arrêtent puis repartent sans but, sauf peut-être celui de briser l’angoisse qui les oppresse. Chacun s’adresse à son frère absent et navigue sur son nuage fraternel.
N’y a-t-il personne pour le faire sortir dans la cour ? s’interroge l’homme en détournant la tête, son long bras pointé en direction du mouton. Il y a dans son geste du mépris pour cette créature indésirable dont on n’a plus besoin, qui a perdu sa fonction. Nous comprenions que c’était la pensée de ce terrible malheur, plus que la présence et le cri de l’animal, qui l’exaspérait. Même si cela nous empêchait de satisfaire à son désir, il eût été indécent que nous nous dérobions à notre devoir, qui était de consoler et de soulager le vieil homme. Rester auprès de lui, l’entourer de prévenances, voilà ce que nous avions de mieux à faire dans un moment comme celui-là - l’homme en était sans doute conscient. Depuis le début, quand nous avions accouru chez lui, cela ne ressemblait pas à une cérémonie de condoléances ordinaire, avec ses effusions pathétiques et ses paroles de réconfort. Un problème insidieux et cruel était survenu à un moment inopportun, le matin de la fête, à l’aube plus précisément, avant même que la famille n’entame les réjouissances. Ils l’attendaient, cette fête… Tout était prêt, le mouton était là, bien gras, respirant la « bénédiction ». Or voilà qu’il était toujours en vie, qu’il broutait en poussant des bêlements dérisoires, savourant le sursis que la providence lui avait accordé. Une plainte étirée, ensommeillée et pressante à la fois se faisait entendre, qui contrastait avec son impressionnante corpulence et nous extrayait par intermittence, entre deux soupirs, de la douleur de la disparition et des soliloques silencieux de chacun.
Dieu du ciel, faites le sortir ! Éclate le vieil homme, et aussitôt il se sent honteux d’avoir laissé échapper ce cri. Mais déjà deux jeunes gens se sont empressés d’aller détacher la corde du pieu pour emporter le mouton plus loin… Il y a dans le regard mi-pétillant, mi-abattu de l’animal un air de défi et de supplication.
Le vieil homme qui ce matin-là avait appris au téléphone que son fils venait de mourir dans un pays du Golfe - il n’avait pu s’y rendre pour ramener sa dépouille à cause des congés de l’Aïd, qui rendaient toute démarche impossible, ni même rappeler là-bas parce que les lignes étaient encombrés - , le vieil homme détournait la tête pour éviter de voir l’animal et une expression de détresse se dégageait de lui. Ce n’était pas seulement d’être privé des plaisirs de la fête, ni cette ironie du sort qui avait voulu qu’un jour comme celui-ci se transforme en jour de malheur ; il y avait quelque chose d’autre, le sentiment indistinct d’une chose plus douloureuse encore : la fatalité ne lui avait-elle pas fait sacrifier malgré lui la chair de sa chair, le premier grain de la grappe, son aîné, à la place du mouton qu’il avait élevé pour l’occasion - lequel se tenait toujours près de la porte et trépignait avec une obstination imbécile qui incitait aux sarcasmes et aux formules de malédiction.
Traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols.
© Parlement International des Écrivains
Reproduit avec l’aimable autorisation du Parlement International des Ecrivains
ليست هناك تعليقات:
إرسال تعليق